Dans la jungle technologique

Esterion avançait au hasard dans la rue, sur le trottoir de ce quartier résidentiel d’Enitope. Les poings serrés, il marchait d’un pas résolu. C’en était trop. Shanka s’était trop moquée de lui, il n’en supporterait pas davantage. Qu’elle se débrouille avec sa gamine, désormais ça n’était plus son problème. Quand il pensait à tout ce qu’il avait subi jusqu’à présent, le mage se demandait pourquoi il n’était pas parti plus tôt. Hors de lui, il les avait laissées en plan, et s’était éloigné sans se retourner. Il allait revenir chez lui, sur Hegame, et plus personne ne l’en délogerait jamais.

La fureur l’empêchait de réaliser que, dans cet endroit totalement inconnu, il n’avait que très peu de chances de trouver seul le chemin du spatioport, seul moyen de regagner Trideris, puis la planète magique. Il ne se rendait pas compte non plus que sa tenue de mage pourrait lui attirer des ennuis s’il s’aventurait sans le savoir dans certains quartiers peu recommandables. Tout cela, il n’y pensait même pas, pour le moment. Tout ce qui lui importait, c’était de mettre un maximum de distance entre lui et cette alchimiste cinglée. Sa cape flottant derrière lui, il progressait rapidement le long de la chaussée où quelques véhicules passaient de temps en temps.

Il marcha un long moment, ruminant sa colère. Peu à peu, les tours autour de lui étaient devenues moins bariolées, plus sombres. La rue qu’il empruntait s’était faite plus étroite. Les véhicules étaient encore plus rares. Cà et là, des ombres furtives allaient et venaient. Au bout d’un moment, Esterion reprit contact avec la réalité qui l’entourait, et s’aperçut qu’il était totalement perdu. En un instant, toute l’absurdité de son attitude lui apparut. Comment avait-il pu être assez stupide pour se séparer de la seule personne susceptible de le faire rentrer chez lui ? Comment pensait-il se débrouiller tout seul sur cette planète étrangère peuplée de barbares technologiens ? S’arrêtant, il se retourna pour faire marche-arrière, mais il se rendit compte qu’il se trouvait à un carrefour d’où partaient des ruelles qui paraissaient toutes parfaitement identiques. Par quelle direction était-il donc arrivé ici ?

Il fit un tour sur lui-même, l’angoisse montant peu à peu en lui. Impossible de s’orienter. Il avait été tellement distrait par ses sombres pensées qu’il n’avait même pas songé à prendre quelques repaires en chemin. Il inspira profondément, essayant de ne pas se laisser gagner par la panique. Bon, trouver quelqu’un à qui demander sa route. Entrer en contact avec un enitopien inconnu ne l’enchantait pas, mais il n’avait pas le choix. Il n’avait plus qu’à espérer de ne pas tomber sur un fanatique tueur de mages. Il fit quelques pas, cherchant du regard une personne qui aurait l’air assez avenant pour le renseigner.

Il avait maigri encore. Ses joues étaient creusées, sa peau d’une pâleur … Mais il n’avait pas perdu son sourire. Mon père avait été heureux de me voir, sincèrement heureux. Après avoir passé le choc de la redécouverte de son être, nous avons longuement discuté et ris. Il a tenté à plusieurs reprises de savoir ce que je faisais de ma vie, j’étais resté vague sur le sujet. Il devait se douter quelles activités je pratiquais mais n’insista pas.

Puis vint l’heure où l’infirmière me congédia. Elle devait faire les soins à mon père et il devait se reposer.

J’étais donc reparti, le moral mitigé. Heureux de revoir mon père de cœur, triste de son état qui se dégradait de visite en visite.

Dans un élan de nostalgie je retournais dans le quartier où j’avais grandi, à cette heure les rues devaient être encore calme mais ne tarderaient pas à se remplir des travailleurs de nuit. Surtout des travailleuses. Il m’était déjà arrivé de rechercher ma génitrice, en vain. Dans un fol espoir j’avais espéré la recroiser, avoir des explications, lui demander, pourquoi ?! Pourquoi …

C’est en marchant sans vraiment de but que je croisais un drôle de type. Tout de blanc vêtu, comme la couleur de sa chevelure, il avait l’air quelque peu désorienté. Et vu son allure, il était perdu. Dans ses quartiers mieux valait ne pas se faire remarquer, et là …

Je ralentis à son approche, il avait tout de l’idée dont je me faisais d’un Hegamien, ses êtres proches de la nature et de la magie. Je ne m’étais jamais intéressé à ces guerres entre magie et technologie. Si puéril à mon avis. Toujours est-il que si j’avais raison, cet homme était bien loin de sa demeure.

Plus les secondes passaient, moins Esterion était rassuré. Tout lui était parfaitement étranger ici, de l’architecture des bâtiments alentours aux acoutrements des rares passants. Et lui qui portait sa tenue traditionnelle de mage, il devait franchement dénoter dans le paysage. D’ailleurs, il sentait bien qu’il attirait certains regards, ce qui lui donnait le frisson. Il y avait cet homme là-bas, avec sa veste de cuir et son visage couvert de cicatrice, qui s’approchait tranquillement tout en le dévisageant. Le mage cessa de tourner sur lui-même pour lui faire face. Allait-il l’agresser ? Il n’avait rien de précieux sur lui, que l’autre aurait pu voler. Mais peut-être était-ce quelqu’un qui n’aimait pas les mages ? Dans ce cas, Esterion ne pourrait pas masquer son identité, ses vêtements l’avaient déjà trahi.

A première vue, aucune hostilité ne se dégageait de l’arrivant. Mais avec ces technologiens, on ne savait jamais. Un bref coup d’œil de part et d’autre apprit à l’Hegamien qu’à cet instant, personne d’autre ne se trouvait dans la rue. Si agression il y avait, elle se produirait seul à seul. Il avait peut-être une chance de s’en sortir. Au moins, il ne serait pas surpris, son seul adversaire potentiel se trouvait là, bien en vue, juste sous ses yeux.

Esterion se secoua. Il devenait totalement paranoïaque. Peut-être que cet homme ne lui voulait aucun mal. Peut-être qu’il allait simplement se contenter de le croiser et de passer son chemin. Le mage devait se reprendre, surmonter son anxiété. Cette planète le rendait fou, décidément. Bon, assez réfléchi. Ca ne le menait à rien. Il devait agir, avancer, tenter quelque chose d’utile. Il était perdu et il cherchait quelqu’un pour l’orienter ? Eh bien, il avait justement quelqu’un droit devant lui. Bon, cette personne n’avait pas vraiment l’air d’un paisible garçon, avec cette barbe de trois jours et ces cicatrices, mais il n’y avait personne d’autre pour le moment. Prenant son courage à deux mains et une grande inspiration, le jeune Hegamien finit par se jeter à l’eau. Tant pis, il arriverait ce qu’il arriverait. S’il voulait quitter cette planète, il devait prendre les devants. S’avançant de quelques pas vers l’homme, il l’interpela d’une voix qu’il voulait calme, mais qui trahissait un léger tremblement.

« Excusez-moi… Je peux vous déranger un moment ? Je suis perdu et… Je cherche un moyen de… rentrer chez moi. »

Pour quelqu’un qui voulait paraître parfaitement tranquille et maître de lui, ça ne devait pas être très convainquant. Mais là, le mage n’avait pas pu faire mieux. Il attendit la réaction de son interlocuteur, la boule au ventre, prêt à toute éventualité.